AOÛT 2016

 

 

CHAPITRE 3 : « Six heures et neuf minutes »

 

JOUR : vendredi 5 août

METEO : soleil charmant

HUMEUR : stress pénible

 

Huit heures et trente minutes : je vérifie que tout s’y trouve, du lisseur au démaquillant, du gloss au liner, est-ce que j’ai mis les sous-vêtements ? Non, voilà le truc que j’ai oublié, les sublimes culottes en soie rouge sombre achetées exprès pour l’occasion. En espérant que ce ne sera pas la dernière occasion. Je cours hystériquement dans tout l’appartement à la recherche de ces fichues culottes, les trouve enfin dans la commode, premier tiroir en bas à droite, les fourre dans ma trousse de toilette. Je boucle ma valise. Enfin.

Le visage fin de ma fille apparaît dans l’encadrement de la porte. Elle s’approche, son souffle léger vient se poser sur ma joue :

  • T’inquiète pas, maman… ça se passera bien !

  • Merci, Farane. Bon courage avec mamie !

  • T’inquiète pas, je gère !

 

Elle rigole, son regard n’est pas inquiet et sa sollicitude me touche. Petite Farane qui a grandi si vite… Dix-huit ans déjà ! C’est la première fois que je m’absente un week-end complet, mais ma mère n’est pas loin, même si elle me rend cinglée, savoir que ma fille n’est pas toute seule me rassure. En même temps, je me dis que si Farane parvient à la gérer, elle sera capable de diriger à elle seule une entreprise multinationale.

 

J’attrape mon portable, écris à la hâte un dernier message à Anny : « Tout va bien, te raconterai dès mon retour, bisous ». Je fixe l’écran, vérifie mes appels en absence, suis soulagée qu’Alex n’ait pas téléphoné pendant que j’étais sous la douche pour annuler au dernier moment. Mon regard tombe sur le rond de serviette en papier posé sur la table de nuit et mon cœur s’emballe : « La Vie en Rose » écrit sur fond noir, avec à l’intérieur, le numéro de téléphone d’Alex. Et je me dis : « Oui, pourvu qu’elle le soit enfin, cette foutue vie… un peu rose, juste un peu, quoi ! ».

 

Un dernier baiser sur le front de Farane et je pars enfin, ma valise à roulettes, mes culottes rouges et moi, épilée, coiffée et maquillée comme si j’allais me marier demain. En marchant d’un pas vif, je me demande si Alex a lui aussi passé de longues heures dans sa salle de bains mais je ne pense pas. Je me demande s’il est anxieux et je ne sais pas. Ses textos sont toujours brefs, ça ne me rassure pas.

 

J’arrive à la gare avec trente minutes d’avance, ce qui est parfaitement idiot vu qu’aucun train ne part jamais plus tôt que prévu. Je traînasse un peu, hésite entre acheter un livre sérieux ou un magazine féminin superficiel, opte pour la revue qui comporte un article titré : « Ronde et belle ! ». Parce que j’ai pris un kilo et quatre cents grammes depuis le mariage de Nathalie, à cause de mon anxiété et de mes désordres alimentaires. Je composte mon billet Toulouse Matabiau-Paris Montparnasse, vérifie pour la troisième fois le numéro du quai, l’heure de départ et je sais brusquement ce que j’ai oublié : ma crème solaire. Bon, en même temps, c’est Paris quoi, pas une île tropicale non plus, mais quand-même… Mon dermato. m’a dit : « Attention au soleil, surtout à votre âge ! ».

 

Il est neuf heures quarante-quatre, le train démarre enfin et je réalise que je vais y passer six heures et neuf minutes à me torturer la tête au sujet d’Alex. C’est long. Je ne peux pas m’empêcher de dérouler l’histoire, le moment fou où nous nous sommes à nouveau embrassés après tant d’années, et la suite… Quand j’ai raconté ça à Anny, dimanche après-midi, elle a immédiatement bondi :

  • T’as quand-même pas couché avec lui dès le premier soir, Sol ! Dis-moi que t’as pas fait cette connerie !

  • Ben… si, pourquoi ?

  • Il ne faut jamais faire ça ! C’est le meilleur moyen de perdre un mec, alors si tu tiens à Alex, ne fais pas ça.

 

J’ai avalé mon thé de travers, ai toussé pendant trois bonnes minutes avant de répondre :

  • Anny, on n’est plus au début du 19ème siècle, tout de même ! Et puis, c’est déjà fait…

  • Ça n’a rien à voir avec le siècle dernier ou celui d’avant, Sol ! Les hommes fonctionnent comme ça depuis toujours, et je ne veux pas être pessimiste mais si tu n’as plus aucune nouvelle d’Alex, ne t’en étonne surtout pas. Au fait, c’était bien, au moins ?

  • Oui, c’était plus que bien. Tu sais, on s’est connus au lycée, c’est une vieille histoire… et Alex est différent !

  • Alex est comme les autres, exactement pareil.

  • Tu sais quoi, Anny, je vais l’appeler ! Ce sera plus simple et…

Anny a sursauté sur son canapé à fleurs, en hurlant qu’il ne fallait surtout pas faire ça.

  • Jamais, Sol, tu m’entends bien ? Jamais !

  • Mais il m’a laissé son numéro de téléphone, Anny… c’est pour que je puisse le joindre, non ?

  • Ça n’a strictement rien à voir ! Il l’a fait pour la forme.

Là, je me suis dit qu’on vivait vraiment dans un monde tordu, et j’allais ajouter un argument quand j’ai à nouveau croisé le regard noir d’Anny. Elle était déterminée à me faire capituler, alors j’ai répondu :

  • Ok, ok… j’attendrai qu’il appelle, alors… ou pas.

  • Oui, Sol, tu attends ! Et si c’est lui, ne décroche surtout pas dès la première sonnerie. S’il est motivé, il laissera un message ou bien il rappellera.

 

Je connais Anny depuis des années, on se voit presque tous les jours, on bosse ensemble et pour la première fois, je suis rentrée chez moi complètement sonnée. J’ai attendu comme une folle qu’Alex me rappelle. Et j’ai regretté : la nuit sublime, les caresses, les mots doux. Tout. Pendant cinq jours. Cinq jours et cinq nuits interminables, je n’en dormais presque plus.

C’est là que j’ai commencé à me gaver de Chocolatys. Ces carrés de chocolat au lait fourrés de pralin et de feuillantine sont diaboliques. Ça faisait au moins six mois que je n’en avais plus mangé et j’étais contente de tenir bon, mais là… devoir attendre qu’Alex donne signe de vie ! Je voudrais pouvoir dire qu’il m’a rappelée dès le lendemain, tout sucre et miel dans l’espoir de me revoir le plus rapidement possible, mais la vérité est que ça ne s’est pas passé exactement ainsi :

 

  • Dimanche matin : départ d’Alex pour Paris. Je dis : « Tu m’appelles pour me dire que tu es bien arrivé ! », ce qui est stupide : si un avion s’écrase entre Toulouse et Paris, j’en serais avertie avant même que l’avion ne tombe car Tweeter relayera l’information en un temps record.

  • Lundi : aucune nouvelle d’Alex, et Tweeter ne mentionne nulle part qu’un avion se serait écrasé. Ma mère me téléphone pour me dire qu’elle a perdu son carré Hermès dans la salle du mariage, Anny me rappelle que je dois attendre. J’attends.

  • Mardi : toujours rien, je sors comme une furie, pousse la porte de ma boulangerie préférée, demande : « Une baguette et deux boîtes de Chocolatys, s’il vous plaît ! ». Je rentre, m’affale sur le canapé et engloutis le premier paquet.

  • Mercredi : Anny sonne à ma porte, on sort prendre un peu l’air « parce qu’il faut que tu arrêtes de te rendre malade, Sol ! ». Elle ajoute que trois jours sans nouvelles, c’est mauvais signe, comme si je ne le savais pas ! À moins qu’Alex ait mal noté mon numéro, ce sont des choses qui arrivent…

  • Jeudi : j’ai avalé quatre boîtes de Chocolatys, et je me dis : « Solène, à ce rythme-là, tu peux dès à présent prendre une inscription pour suivre une cure dans un centre spécialisé dans l’obésité ! ». J’essaye de me persuader qu’Alex a noté un mauvais numéro, ou bien qu’une raison grave l’empêche de me téléphoner.

  • Vendredi : ma mère m’appelle pour m’informer qu’elle a retrouvé son carré Hermès. Je raccroche, tire la chasse d’eau, décrète que j’en ai assez de transporter mon portable de la salle de bains aux toilettes. Je décide de braver l’interdit d’Anny et j’appelle Alex.

 

En composant le numéro, mes doigts tremblent aussi fort qu’une gélatine anglaise, mon cœur bat la chamade, mais je me force à le faire. Au moins, je serai fixée une bonne fois pour toutes :

  • Alex ? C’est Solène…

  • Solène ! Tu vas bien ?

  • Oui, oui… super ! J’ai passé cinq jours à me rendre malade, je me suis tellement goinfrée de Chocolatys que je frôle l’obésité morbide ; bien que je sois une femme de quarante ans évoluant dans une société moderne, je regrette amèrement qu’on ait fait l’amour dès le première nuit, mais à part ça tout va bien… vraiment super !

  • Alors c’est génial ! Je comptais justement t’appeler ce soir… c’est marrant, non ? Bon là, j’ai pas trop le temps, mais vers dix-sept heures, ça te va ?

  • Oui, oui, super… à dix-sept heures, alors ! (Merde, encore attendre…)

 

Je raccroche en me disant que sa voix était grave et joyeuse à la fois : ça signifie donc qu’il était content que je l’appelle. Je finis la boîte de Chocolatys en attendant qu’il me rappelle. Il rappelle, on discute à bâtons rompus, tout s’enchaîne : il propose que je vienne à Paris, j’accepte et voilà ! Il est dix heures douze, et chaque minute qui s’écoule dans ce train me rapproche de lui. Pourvu que je ne sois pas déçue. Avant que je ne parte, Anny m’a avertie :

  • Si ça se trouve, tu le jugeras à peine passable en le revoyant. Tu sais, ça m’est arrivé quand j’avais vingt ans : un type que j’avais rencontré pendant les vacances, j’en étais folle ! Et quand on s’est retrouvés en plein hiver, il était tout pâle, mais complètement terne, hein… et j’ai remarqué qu’il avait des mollets de coq ! Il ne me plaisait plus du tout.

  • Ça n’a rien à voir, Anny ! J’aime tout chez Alex.

  • Oui, mais je te rappelle que tu étais ivre…

 

Je n’étais plus ivre le lendemain, et j’aimais déjà Alex à l’époque du lycée. Ce fameux établissement privé tellement coûteux mais crucial pour sa mère. C’était sa priorité, malgré le prix à payer : qu’Alex réussisse là où son père avait échoué, qu’il gagne bien sa vie au lieu d’habiter en province dans un quartier à la lisière de la ville. Alex était toujours un peu mal à l’aise à cause de sa condition sociale, et moi, je l’étais à cause de mes jupes trop longues et démodées que ma mère estimait « classiques ». Je me souviens de la dernière année, juste avant le Bac, l’acharnement d’Alex afin d’obtenir une mention, l’obsession de sa mère à constituer des dossiers pour qu’il intègre une « grande école à Paris ». Elle n’avait que ces mots à la bouche et Alex était ambitieux. Nous flirtions à peine. Quand je pense que je n’osais même pas regarder son pénis, encore moins le toucher ! Bon, sur ce point, je me suis bien rattrapée l’autre nuit ! En espérant que ça ne joue pas contre moi… La société a pourtant évolué en faveur des femmes, non ? Pas si sûr, sinon je ne serais pas en train de me poser ce genre de question.

 

Vivement que ce trajet s’achève ! Je suffoque entre les odeurs écœurantes de saucisson fumé et de banane trop mûre. Pourquoi les gens sont-ils incapables de manger des aliments inodores dès qu’ils se trouvent dans un transport en commun ?

Impossible de me concentrer, j’arrive à peine à visionner un film et j’ai déjà regardé une bonne dizaine de fois les photos d’Alex prises au cours du mariage. Je sors de mon sac ma salade strictement végétale et sans sauce, feuillette d’un œil distrait l’article consacré aux « femmes rondes », trouve excellente l’idée « d’assumer ses kilos » : ça permet de manger tout ce qu’on veut en se trouvant belle. Sauf que moi, je ne peux pas. Donc je continue à mastiquer péniblement mes feuilles d’endives mêlées de carottes râpées, saupoudrées de graines de courge. Le visage tourné vers la fenêtre, j’ai l’impression d’être un bovin qui regarde défiler le paysage. Sauf que les bovins ne pensent pas de façon obsessive à Alex. Ai l’impression que le sentiment amoureux s’apparente à une maladie monomaniaque.

 

Il est quatorze heures, ça n’en finit plus et je maudis ma phobie de l’avion. Me tourmente au sujet de mes kilos disgracieux : est-ce que toute cette graisse ne va pas déborder de chaque côté du tissu rouge au moment où je me pavanerai dans mes petites culottes ? Est-ce que je n’aurais pas mieux fait d’opter pour une gaine « effet soie » qui aurait comprimé mes bourrelets de façon harmonieuse, comme la vendeuse me l’avait conseillé ? Quand je pense à ces grappes de Parisiennes minces et élégantes qui ne manquent pas de graviter autour d’Alex, j’en ai des suées froides. Qu’est-ce qu’il peut bien trouver d’intéressant à une petite provinciale qui n’a même pas fait carrière ? Parce qu’enseigner pendant quinze ans l’informatique et la communication dans une école privée, c’est tout de même répétitif et sans grand avenir. Surtout chez « Bac Leroy », même le nom est d’un ringard…

 

Et si Anny avait raison ? Si Alex ne me plaisait plus, dans la lumière parisienne ? Tout ce budget sous-vêtements dilapidé pour rien, et surtout, les efforts inutiles pour tenter d’éliminer les Chocolatys : lundi dernier, j’ai passé une demi-heure à débarrasser mon vélo d’appartement de la pile de vêtements qui l’encombrait, ai ôté les cartons bloquant l’accès aux pédales, ai vérifié qu’il fonctionnait avant d’installer mes fesses adipeuses sur la selle et de pédaler, pédaler, pédaler… On aurait dit un hamster sous amphétamines en train de tourner dans sa roulette en plastique. Pour un piètre résultat, le tableau de bord indiquant : 20 minutes / 4,5 kilomètres / 70 calories. La boîte de Chocolatys étant égale à 600 calories, il me faut trois heures de vélo pour l’éliminer… et vu le nombre de paquets avalés, pour bien faire, j’aurais dû pédaler jour et nuit sans m’arrêter jusqu’au départ du train… et encore…

 

Plus que vingt minutes et le train entre en gare. Je sors mon miroir de poche, commence à poudrer le nez qui brille, rectifie le trait de liner, retouche le gloss, vérifie les narines et les dents : l’horreur serait d’arriver un grand sourire aux lèvres avec des graines de courge coincées entre les dents. Je range mon matériel, m’aperçois que les gens sont d’un calme imperturbable, les yeux paisiblement rivés sur leur écran. À côté d’eux, j’ai l’impression d’être une lionne qu’on va sortir de sa cage.

Un texto arrive et je bouillonne : Alex m’informe qu’il aura un peu de retard à cause des embouteillages…

 

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